Pontiac, première traversée, 1966

Dimanche 14 août 1966
“Je n'ai pris qu'une seule photo, ce matin, à Big Sur : un chaudron, en couleur et en gros plan. Je lui ai donné un titre, écrit à la main sur le bord de la diapo : ‘ Un jour de grande fatigue.’

On m'a dit que Joan Baez avait monté, près de Carmel, un institut pour l'étude de la non-violence, qu'elle y invite des philosophes, des scientifiques, des artistes, que les cours sont gratuits, qu'on y rencontre des gens épatants. Voilà donc un but pour reprendre la route, le pouce levé. Aux abords de Monterey, la circulation est devenue plus dense. Mais aucune des ces voitures pleines de braves Américains souriants ne semble vouloir prendre un auto-stoppeur encombré de tous ses sacs. Et puis on est dimanche, le jour des familles, très mauvais pour les vagabonds, ces gens de route qui puent des pieds et font de bien tristes exemples pour les marmailles ébahies, les gamines dévorées de curiosité, les garçons éblouis et jaloux. Ne jamais faire de stop le dimanche…

C'est alors qu'elles s'arrêtent. Deux filles, dans une Ford fumante et poussive de la fin des années cinquante. Une métisse, toute menue, concentrée derrière le volant trop grand. Et près d'elle, une gitane raphaélique perdue dans ses cheveux, nue sous sa robe longue qu'elle relèvera tout à l'heure sans faire de manières pour pisser accroupie au bord de la route, comme un vivant tableau de Picasso. Elle embaume un parfum poivré de musc et de patchouli qui tourne la tête.

‘Tu sens drôlement bon. C'est quoi ton parfum ? Je n'en ai jamais connu de pareil…
– Owsley, répond-elle.
– Quoi ? Je ne comprends pas : c'est une marque ?
– Naaah. Owsley c't'un homme. C't'un mec incroyable. Il a fait ce parfum. Il le donne qu'à ses amis. T'connais pas Owsley ? Il fabrique le meilleur LSD qu'tu puisse trouver. On t'en donnera p't-être quand on s'ra à San Francisco.’
Elle prononce ‘ellessdiii’ en roulant les lettres avec gourmandise, l'œil mouillé, la paupière plissée. Le corps d'un coup alangui, sexy.
‘Et toi, tu t'appelles comment ?
– Philomène.
– C'est français ? On dirait…
– Sais pas, c'est ma mère qu'm'a app'lée comme ça.’
Elle jette les mots, hachés, en phrases courtes, à la manière des gens du Sud profond. Et puis elle se tait brusquement pour s'absorber dans le paysage.”

Alain Dister, extrait de Oh, hippie days ! Fayard, 2001

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