“Quarante ans après la publication de Sur la route, que reste-t-il de la Beat Generation ? Au cours des années 80, ambitieuses et carriéristes, l'esprit des Beats est resté en veilleuse dans le cœur de beaucoup de laissés-pour-compte du grand rêve consumériste. Il se manifeste de nouveau au début des année 90, tandis que l'on assiste à la montée de l'intolérance, à l'accroissement de la pauvreté, au développement de l'injustice et du racisme, au totalitarisme abêtissant de la télévision.
Dans ce monde, bien plus dangereux et bien plus hostile que celui de l'immédiat après-guerre, les valeurs beat rencontrent une résonance nouvelle. Certes, la nostalgie pour tout ce qui vient de l'Amérique des années 50 y trouve sa part : comment ne pas rêver d'un ailleurs lorsqu'on étouffe dans une ville polluée ? Mais il y a sans doute autre chose : le besoin de modèle, généreux, désintéressés, libérateurs à leur manière. Le besoin d'entendre des voix parler un autre langage que le sabir technocrate ou le mensonge politico-publicitaire. Si l'on est si prêt, aujourd'hui, à tendre l'oreille à la poésie de Kerouac et de ses amis, c'est pour ces raisons, et aussi parce que l'on n'a pas fait beaucoup mieux depuis.
Les valeurs du mouvement sont quant à elles restées d'actualité : respect de la nature, refus de la consommation effrénée, pacifisme, hospitalité aux étrangers, ouverture au monde, émancipation vis-à-vis des vieux systèmes figés. L'engagement écologique inlassablement prôné par Allen Ginsberg, Michael McClure et Gary Snyder a tout de même fini par porter ses fruits – avec la prise de conscience que le ‘moi’ organique fait partie d'un ensemble plus vaste où tout est interconnecté.
Mais aujourd'hui, les Beats seraient toujours aussi mal reçus dans les salons littéraires gangrenés par les adeptes du ‘politiquement correct’, cette véritable censure des mœurs et du langage, aussi nauséabonde que l'était celle des puritains muselant un Lenny Bruce. Gregory Corso serait poursuivi pour harcèlement sexuel, Neal Cassady pour conduite en état d'ivresse, Jack Kerouac pour abus de langage et Allen Ginsberg pour obscénité. Le monde a pourtant bien besoin de gens comme eux, de ces révoltés pacifiques, clochards célestes, poètes hallucinés, étrangers au formatage généralisé de la société cybernétique. ceux qui aujourd'hui les redécouvrent sont, comme eux il y a cinquante ans, affamés d'amour, d'espace et de liberté.”
Alain Dister, La Beat Generation : La révolte hallucinée (Découvertes Gallimard, 1997)